La chanson de Carr avait été enregistrée au départ en 1934 et avait généré une ribambelle d'adaptations (de pompages éhontés même) de la part de
Carr lui-même avec ''Mean Mistreater Mama N°2'', de Tampa Red, Josh White, et Bumble Bee Slim. Slim a aussi enregistré une suite intitulée ''Cruel Hearted Woman Blues'', et Johnson pensait
apparemment que ce serait un bon tour que de proposer une réponse, prenant la défense de la femme, en tout cas dans une certaine mesure.
Cette approche, au cours de laquelle il se réjouit et se plaint en même temps de leur relation de couple, était dans la droite ligne de celle de
Carr qui commençait ainsi :'' You're a mean mistreating mama and you don't mean me no good/ And i don't blame you, baby, i'd be the same way if i could.''
En gros ; tu es cruelle et tu ne me veux aucun bien, et je ne t'en blâme pas car je ferais pareil si je pouvais.
La quatrième strophe de Johnson semble modelée d'après celle de Carr et la partie aigue de guitare qu'il joue pendant la seconde est très
similaire à ce que joue Scrapper Blackwell sur le disque original.
Scrapper Blackwell
Ceci dit, la chanson de Johnson est la plus complexe musicalement de la série, et donne immédiatement à entendre ce qui le place à part dans la
compétition.
D 'abord, il était plutôt rare pour des chanteurs d'origine rurale de composer entièrement un texte de blues.
Dans les bars de la campagne, les danseurs faisaient tant de bruit qu'il était bien difficile de faire ressortir une phrase ici où là, et le
boulot du musicien était plus de produire un rythme puissant et régulier.
Au coin des rues, les passants entendaient un peu mieux, mais s'arrêtaient rarement plus de quelques instants. Des vétérans du Delta comme Son
House ou Charley Patton étaient sans doute capables d'écrire des chansons complètes, mais en principe ne s'en souciaient guère.
A une soirée dansante, ils pouvaient jouer un seul et même arrangement de guitare pendant 20 min ou plus, chantant une paire de strophes, puis
jouant un solo, puis un autre couplet improvisé sur le vif.
Une chanson se retrouvait ainsi bâtie surtout sur des strophes dites ''flottantes'', des phrases rimées qui étaient insérées plus ou moins au
feeling.
Quelques unes pouvaient être originales, d'autres empruntées à des artistes différents.
Quand il s'agissait d'enregistrer un disque, les producteurs demandaient en général aux chanteurs d'interpréter leurs propres titres, mais cela ne
voulait pas dire écrire une chanson de A à Z.
Même des artistes de la stature de Lemon Jefferson souscriraient à cette requête en composant une ou deux strophes, puis en puisant dans leur sac
à malices des strophes flottantes pour compléter.
Blind lemon Jefferson
Par contraste, même le plus médiocre familier des studios de St Louis ou Chicago avait l'habitude d'écrire des pièces cohérentes autour d'un thème
principal. C'était nécessaire : ils sortaient des disques par douzaines, souvent avec des accompagnements identiques, aussi avaient-ils besoin de présenter des chansons avec des thèmes qui
différencieraient un titre des autres. Les meilleurs auteurs pouvaient créer de petites vignettes qui s'écoulaient en douceur d'une strophe à l'autre, décrivant une femme, une histoire d'amour,
ou quelque chose d'aussi imprécis -comme Carr dans un des ces hits- le sentiment de solitude au crépuscule ou à l'aube(sunrise).
Chicago 1936
Johnson avait étudié ces styles urbains du Nord, et ses compositions sont en général trèe professionnelles, très écrites, soigneusement étudiées
pour s'insérer dans la limites imposée des trois minutes d'une face de 78 tours.
''Kind Hearted Woman'' n'a pas un texte totalement maîtrisé. A un moment il loue sa ''femme au grand cœur'', au suivant il dit qu'elle pense à mal
tout le temps et pourrait bien le tuer, et il conclue en la prévenant qu'il va la quitter parce qu'il n'est pas heureux. Les strophes montrent un joli penchant poétique malgré tout, et si le
sens général est un peu confus, il ne traite en tout cas que d'un seul sujet tout du long.
Au final c'est une variation soignée mais pas renversante du titre de Carr.
Ce qui rend ''Kind Hearted Woman'' unique, c'est que, plutôt que de simplement plaquer un accompagnement banal derrière son chant, Johnson a
élaboré un arrangement musical complet et très varié.
La partie guitare de la première strophe est clairement basée sur le style de Carr au piano, pas démonstratif, mais qui fournit de jolis accords
doucereux entre les parties chantées. C'était déjà quelque chose d'à part pour un musicien du Delta, la plupart des guitaristes s'en tenant jusqu'alors à des approches liée à la technique de la
guitare ou du banjo. (Quand Johnson jouait un titre de Son House par exemple, son travail ne devait rien au phrasé d'un piano).
La seconde strophe reprend le riff de guitare dans les aigues de Blackwell, et Jonson module sa voix pour que tout colle.
Puis pour la troisième strophe, il interprète un genre de pont musical, une strophe de quatre phrases qui commence comme une strophe similaire de
''Mean Mistreater Mama'', avec une touche d'emprunt à une autre star de l'époque, Kokomo Arnold, puis glisse vers un étonnant passage en falsetto.
Suite et fin de cette traduction que vous trouverez je l'espère aussi captivante et instructive que moi prochainement.
rappel Concert Pilogue Samedi 31 mars 21h à Marseille;
8 euros jusqu'au 24 mars 10 euros ensuite.
A bientôt